« Quand on veut examiner le monde avec
des yeux moins prévenus que ceux que la jeunesse a toujours pour
lui, on trouve que c'est une servitude éternelle, où nul
ne vit pour soi, où pour être heureux il faut pouvoir baiser
ses fers et aimer son esclavage ; il réveille dans les hommes les
passions les plus violentes et les plus tristes, des haines éternelles,
des perplexités odieuses, des craintes amères, des jalousies
dévorantes, des chagrins accablants.
Les plaisirs les plus vifs
portent avec eux leur amertume. Le jeu lasse par ses faveurs et par ses
caprices ; les conversations ennuient par les oppositions d'humeurs et
les contrariétés de sentiments dont l’amour propre est offensé.
Les passions et les attachements tendres ont leur dégoût et
leur contretemps. Les spectacles deviennent fades parce qu’on y porte des
âmes dissolues et incapables d’être réveillées
que par les excès les plus monstrueux. Le monde enfin est un lieu
où l'espérance même qu'on regarde comme un bien, rend
tous les hommes malheureux, où ceux qui n'espèrent rien se
croient plus misérables encore, où ce qui plaît ne
plaît jamais longtemps, où l'ennui est presque toujours la
destinée la plus douce et la plus supportable qu'on puisse y attendre,
c'est pourtant ce qu’on préfère à toutes les promesses
de la foi.
En secouant le joug de Dieu en est-on plus libre ? On change
une servitude honorable contre une servitude honteuse ; on quitte un état
tranquille pour gémir sous la tyrannie des passions et des vices
; nos désordres nous rendent également criminels et malheureux.
Les gens qui cherchent toujours le plaisir, qui en font leur unique occupation
n'en trouvent guère qui les satisfassent, on connaît combien
il est difficile de plaire au monde, cependant on se soumet à la
tyrannie. On court sans cesse après son approbation ; la vie se
passe dans cette servitude parce que nous n’avons pas le courage de nous
élever au-dessus des opinions vulgaires. »
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Donatien Aldonse François
de SADE
extrait d'un cahier inédit intitulé "Mes
pensées"
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