Histoire de Frédéric II, roi de Prusse
Farce élisabéthaine pour six comédiens, clavecin et orchestre de synthétiseurs
Ne sentons-nous pas parfois un faible souffle de l'air dans lequel
vivaient les hommes d'autrefois ? Les voix auxquelles nous prêtons
l'oreille n'apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ?
S'il est un phénomène qu'éclairent les périodes de « crise » de façon
particulièrement brutale, c'est bien l'incapacité récurrente de nos
gouvernants à contrôler un ensemble de phénomènes (notamment
économiques) toujours plus soumis à des déterminants purement
techniques.
En fait, ce que nous nommons encore « pouvoir politique » n'a plus
qu'un lointain rapport avec le désir de répondre concrètement aux
attentes des administrés : il ne s'agit plus désormais, pour le
« représentant du peuple », que de tenter de débrouiller, sous le
regard de l' expert et avec un maximum d'efficacité, une situation qu'il
n'est généralement pas en mesure de comprendre ; détaché du
politique véritable, le « pouvoir politique » ne démontre plus son
emprise ailleurs que dans les dispositifs de coercition, de contrainte,
dont nous ressentons plus, chaque jour, les effets.
Pourtant – et malgré quelques signes de mécontentement ça et là,
nous continuons globalement à placer dans le personnel politique d'un
bord ou de l'autre, sur la foi de ses gesticulations et querelles
partisanes, une sorte de confiance aveugle.
Or, l’urgence consiste moins aujourd’hui à déplorer l’hypnose produite
par l’omniprésence médiatique des gouvernants en place qu'à essayer
de comprendre ce que cette situation masque réellement : pourquoi et
comment le « pouvoir », en s'emparant des idéaux de la Raison –
liberté, égalité, fraternité – parvient progressivement à vider ces
concepts de leur substance afin de mieux nous empêcher de lutter
pour ceux-ci sur le plan pratique.
L'histoire de Frédéric II nous raconte, entre autres, comment s'est
opérée – pour la première fois sans doute de façon aussi explicite dans
paace l'Histoire – cette transition vers un monde dominé par les
exigences exclusives de la Raison et du Progrès. Comment,
durant un règne placé sous les auspices de la philosophie et
des arts, ce roi libéral, ami de Voltaire, aura pourtant dressé
son peuple à l'obéissance pour le conduire au massacre.
Dans cette histoire, aussi lointaine qu'elle puisse paraître,
il semble y avoir quelque chose de la nôtre.
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Dans l'histoire européenne, le règne de Frédéric II semble opérer la
conversion définitive entre ce que le philosophe Michel Foucault
nomme les sociétés de souveraineté et, d'autre part, les sociétés
disciplinaires qui atteignent leur apogée au début du XXème siècle.
Dans les premières, il s'agissait avant tout de prélever plutôt
qu’organiser la production, de décider de la mort plutôt que gérer la
vie ; on mesurait alors la puissance d'une nation à celle de son armée.
Après Frédéric II, les secondes procèdent au contraire à l’organisation
de grands milieux d’enfermement qui lui pré-existent ; l’individu ne
cesse de passer d’un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois :
d’abord la famille, puis l’école, puis la caserne, puis l’usine, de temps
en temps l’hôpital, éventuellement la prison qui est le milieu
d’enfermement par excellence. Dès lors, ce qui fonde la grandeur d'un
état, c'est sa capacité à organiser ces systèmes clos de la manière la
plus rationnelle, la plus scientifique : la plus efficace. Son projet idéal,
particulièrement visible dans l’usine, c'est de parvenir à concentrer,
répartir dans l’espace, ordonner dans le temps, composer dans
l’espace-temps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la
somme des forces élémentaires (1).
« Concluons donc que l'homme est une machine », écrivait en 1748
Julien Offray de la Mettrie, avant de s'exiler à la cour de Frédéric II. De
l'argument mécaniste que le philosophe utilisait alors afin de
débarrasser l'homme de la superstition religieuse, la société
scientifique, technique et industrielle que nous connaissons depuis la
fin de la seconde guerre mondiale a fait - en l'extrapolant, en le
travestissant - son credo, le fondement de son progrès, le moteur de
ses saccages ; Et si l'homme ne parvient plus à cohabiter avec les
pollutions diverses (nucléaires, agro-chimiques, électro-magnétiques,
en attendant les autres), en toute logique la recherche génétique se
chargera de l'améliorer (2). S'il faut aujourd'hui parler de société de
contrôle, c'est en prenant conscience de la manière dont l'abondance
de déterminants techniques réduit plus, chaque jour, notre espace
d'expression et de libre décision.
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