« Faire oeuvre d’historien ne signifie pas savoir "comment les choses se
sont réellement passées". Cela signifie s’emparer d’un souvenir
tel qu’il surgit à l’instant du danger [...] Le don d’attiser dans le passé
l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe
intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront
pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »
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« C’est la passivité qui émousse le sentiment. Les états que l’on dit d’apathie,
d’anesthésie de l’esprit ou du sentiment ; ces émotions sont la rage et la frustration. Mais
si nous nous demandons quelles émotions sont désirables, il semble trop simple d’élire la
compassion. La proximité imaginaire qu’introduisent les images décrivant la douleur des
autres instaure, entre les victimes lointaines –que l’écran de télévision nous montre en
gros plan- et le spectateur privilégié, un lien faux, qui n’est jamais qu’une mystification
supplémentaire de ce que sont nos véritables rapports au pouvoir. Dès lors que nous
éprouvons de la compassion, nous ne pouvons être complices de ce qui a provoqué cette
souffrance. Notre compassion proclame notre innocence autant que notre impuissance.
Dans cette mesure, elle peut devenir (malgré toutes nos bonnes intentions) une réaction
impertinente – sinon inappropriée. Mettre de côté la compassion que nous inspire les
victimes de la guerre et des politiques meurtrières pour entamer une réflexion sur l’idée
que nos privilèges s’ancrent sur la carte même de cette souffrance et lui sont peut-être –
d’une manière que nous préférons sans doute ne pas imaginer- liés, tout comme la
richesse de certains implique le dénuement des autres, est une tâche à laquelle les images
douloureuses, émouvantes, ne font que donner l’impulsion initiale. »
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Susan SONTAG
in "Devant la douleur des autres" (2003)
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